Avec David Colon, Christine Kelly, Asma Mhalla, Jacques Pommeraud, Eric Rochant et animé par Emmanuel Kessler.
Verbatim
David Colon : "L'affaire Pavel Durov est un exemple du rôle des réseaux sociaux dans la géopolitique mondiale."
Asma Mhalla : "Les réseaux sociaux sont des espaces publics. Dans l'affaire Durov, ce sont les libertariens proches de l'extrême droite qui s'insurgent."
David Colon : "Nous sommes dans une période cruciale, celle de la guerre menée par les régimes autoritaires face aux régimes démocratiques, sur le plan de l'information."
Asma Mhalla : "Quoi de mieux que les réseaux sociaux pour mener la guerre de l'information."
"On est toujours sur une ligne de crête entre les lois anti-trusts et la protection de la liberté d'expression."
"Ce qui pose problème, c'est ce qui n'est pas directement condamnable, mais qui met le chaos."
"La posture des acteurs technologiques américains est toujours dans une ambivalence."
"Il y aux Etats-Unis cet attachement à la liberté d'expression via le 1er amendement."
Christine Kelly : "A une époque, on n'avait pas le droit en France de citer Twitter ou Facebook à la télévision."
"Lorsqu'on parle de fake news, il y a trois niveaux à examiner : erreur, fake news volontaire et, plus subtil, il y a la fake news qui dénonce de fausses informations qui ne le sont pas."
"Il faut avoir un certain recul pour ne pas aboyer avec les loups."
Eric Rochant : "Savoir ce qui est vrai est une question très importante, mais qui n'intéresse plus personne. La vérité n'est pas donnée, elle est complexe, il faut faire des efforts pour aller la chercher et elle est souvent difficile à entendre. Donc, la vérité, on ne l'aime pas beaucoup, car elle ne va pas dans le sens de nos désirs."
"Les réseaux sociaux ont crée une nouvelle subjectivité, un nouveau rapport au réel."
"Les médias ne font que parler des réseaux sociaux et les politiques sont aliénés aux réseaux sociaux. Ceux qui savent parler la nouvelle langue des réseaux sociaux, ce sont les populistes."
"Cette subjectivité est la subjectivité de la meute."
"La vérité est considérée comme une fiction parmi d'autres."
"La théorie du complot est celle qui va systématiquement dans le sens de vos souhaites ou de vos craintes."
"La vérité est une contrainte, nous n'en voulons pas !"
Jacques Pommeraud : "On est passé du "je pense donc je suis" à "je crois donc j'ai raison"."
"La capacité à créer du faux est aujourd'hui à la portée de chacun."
"Ce qui nous préoccupe aujourd'hui avec l'IA, ce sont les hallucinations, le risque du faux est aussi important pour les entreprises, rouage essentiel de la démocratie."
"Comment faire pour se poser les bonnes questions ? C'est avant tout une question d'éducation."
David Colon : "La solution n'est pas univoque, elle repose sur une mobilisation de tous."
"La désinformation devient endémique et nous faisons face à une instabilité croissante de nos environnements informationnels."
"Le rythme de production du faux et sa portée ont considérablement augmenté."
Asma Mhalla : "Aujourd'hui, on se multi-informe et c'est beaucoup plus simple de s'attaquer à l'amont, alors qu'il faut aussi considérer l'aval."
"Depuis le départ, on s'est intéressé à la fabrication des contenus, mais on ne s'intéresse jamais à la réception des contenus."
"Il y a une hystérisation des réseaux sociaux."
Eric Rochant : "Les conséquences des contre-vérités peuvent être énormes."
Christine Kelly : "La solution est le discernement, c'est par l'éducation et l'argumentation qu'on peut avoir de discernement."
Pour aller plus loin
Nous vivons actuellement un « chaos informationnel » pour reprendre le rapport Bronner sur la désinformation en ligne. Nous faisons face à une avalanche de fausses informations, décuplées par la puissance de l’IA et des réseaux sociaux. Info ou intox, il devient de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux, d’où une défiance croissante vis-à-vis des médias et une augmentation du complotisme. A défaut de freiner la propagation du faux, comment faire triompher la vérité ? Comment se protéger et partant protéger la démocratie ?
Les fake news, un nouveau marché de l’information
Les fake news n’ont rien de nouveau. Un des plus célèbres exemples reste le canular radiophonique d’Orson Wells diffusé le 30 octobre 1938 et annonçant le débarquement d’une horde d’extraterrestres. Mais les fake news ont pris aujourd’hui une ampleur sans précédent en raison de la place prise par les réseaux sociaux sur le marché de l’information. En 2022, 54 % des personnes interrogées dans le cadre du Digital News du Reuters Institute et de l’université d’Oxford disaient s’inquiéter de leur capacité à distinguer le vrai du faux en ligne. Dans cette « jungle informationnelle », où les informations sont surabondantes et souvent outrancières les utilisateurs ne savent plus à quel saint se vouer. La pandémie de Covid a montré à quel point les fake news pouvaient entraîner des conséquences délétères. Sur les masques, sur les vaccins, les fausses informations ont fait florès, empêchant un dialogue serein entre citoyens et pouvoirs publics et conduisant nombre de nos concitoyens à se mettre en danger. On assiste à un phénomène analogue en matière politique, c’est ainsi que les fausses assertions sur le pseudo trucage des dernières élections américaines a abouti à l’assaut du Capitole. La guerre en Ukraine est un autre terrain de prédilection pour la diffusion de fake news. Les médias et les propagandistes russes ne se privent pas de répandre de fausses informations pour assoir un narratif permettant de justifier l’intervention du Kremlin.
Les fake news peuvent être utilisées dans une optique purement mercantile, pour des tentatives de hameçonnage. Mais elles peuvent surtout devenir une arme de la guerre informationnelle et les Russes sont devenus champions en la matière. La désinformation fait désormais partie de tout événement d’envergure… complotistes, fermes de trolls, botnets disposent de moyens colossaux et s’en donnent à cœur joie. Fantastique caisse de résonance, Internet est une aubaine pour tous les manipulateurs d’opinion.
La démocratie ébranlée ?
Le phénomène des fausses informations constitue également un nouvel indicateur de la crise de confiance politique qui ébranle actuellement les démocraties occidentales. Aujourd’hui, tout le monde peut dire n’importe quoi à n’importe qui via Internet. Chez les individus éduqués et armés les effets des fake news sont faibles, mais la désinformation peut avoir des effets catastrophiques sur les individus plus faibles à l’attention captive. Pour le mathématicien David Chavalarias du CNRS, on peut redouter que nos démocraties « soient à l’avenir balayées par des mouvements populistes, à cause des manipulations d’opinions inhérentes au fonctionnement économique des grandes plateformes numériques ». Il semblerait également, selon des études américaines, que les seniors soient davantage vulnérables aux fake news et comptent parmi leurs plus gros diffuseurs. « Au-delà de 65 ans, les utilisateurs partageraient, en moyenne, jusqu’à sept fois plus de fausses informations que les jeunes de moins de 30 ans ». Or, les seniors constituent aussi un des plus gros bataillons d’électeurs. Les jeunes, eux, même s’ils se sentent mieux armés, sont souvent victimes de leurs plateformes de prédilection Apprendre aux jeunes et aux moins jeunes à aiguiser leur sens critique devient donc une nécessité, d’autant qu’on sait que le pouvoir d’une fake news est dix fois supérieur à celui d’une vraie information. « Alors que les vraies informations sont rarement diffusées à plus de 1000 personnes, certaines fake news touchent jusqu’à 100000 utilisateurs et sont davantage partagées ».
Comment lutter ?
Contrer efficacement les fake news est désormais un impératif si on veut préserver nos démocraties, mais c’est un travail de longue haleine, qui doit conjuguer des actions de long terme, comme l’éducation aux médias, et des actions à court et moyen termes.
Les premiers qui peuvent agir sur le terrain de la désinformation sont les journalistes eux-mêmes, à travers le fact checking, qui consiste à vérifier les faits avant de les relayer. Un grand nombre de rédactions françaises s’est doté de dispositifs de fact checking, à l’instar du Monde avec son outil de vérification de l’information Décodex ou Libération avec CheckNews. Hélas, comme le montre une étude du Cevipof, « les consommateurs de fake news sont devenus très imperméables aux analyses et signalement émanant de fact checkeurs travaillant pour des médias ». Autre problème : la tendance à la persistance des fake news, qui sont sans cesse recyclées
Les pouvoirs publics et les géants du web ont aussi un rôle à jouer. Les premiers en légiférant et en s’armant d’outils juridiques, les seconds en mettant en place des process efficaces de modération des contenus, afin de réguler davantage les informations qui circulent sur leurs réseaux. Mais on sait que les géants du web sont souvent réticents à filtrer et à supprimer des contenus, car cela s’apparente à de la censure.
Pour rétablir la confiance des citoyens, il est surtout primordial de généraliser l’éducation aux médias et aux réseaux sociaux chez les jeunes en milieu scolaire et chez les moins jeunes.
Gagner le combat contre la désinformation ne sera pas facile et prendra du temps. Les désinformateurs de tout bord disposent de ressources colossales pour noyer les démocraties sous les fake news, des ressources encore intensifiées par le développement de l’intelligence artificielle. Il devrait toutefois être possible de rééquilibrer les forces à condition d’y consacrer les moyens nécessaires.
L’IA outil privilégié de désinformation
L’intelligence artificielle générative, qui est en train de révolutionner nos usages du numérique, devient également l’outil privilégié de la désinformation en ligne via l’hypertrucage (deepfake) et la production automatique de texte. Dès 2019, les dirigeants d’OpenAI en étaient déjà conscients et mettaient en garde contre le risque que des acteurs mal intentionnés se servent de chatbots pour diffuser des fake news à large échelle. En plus de produire des articles de désinformation à partir de quelques mots, les algorithmes peuvent désormais modifier les visages et les voix captés sur vidéo. C’est ainsi que l’on peut trouver sur le Net des vidéos montrant Barack Obama insultant son prédécesseur, Trump annonçant la fin du sida ou le pape se promenant en doudoune Balenciaga. Avec l’IA, on peut reproduire la voix et le visage de n’importe quelle personnalité publique et monter des canulars en faisant propager de fausses informations par ces personnalités. Ce phénomène est devenu un réel problème d’autant que les outils d’intelligence artificielle sont très faciles et très rapides à utiliser, alors que les outils de détection de documents générés par l’IA sont encore très imparfaits.
Si la désinformation existait avant l’IA, cette dernière a ajouté de la complexité, qui peut encore accroître la perte de confiance en nos institutions. N’oublions pas que la propagation et la consommation de fausses informations sont favorisée par les « fractures de la société », mises en lumière par Jérôme Fourquet. « Dans ces contextes, les individus peuvent être plus enclins à croire et à propager des théories du complot, des rumeurs et des fausses informations qui correspondent à leurs préjugés, à leurs craintes ou à leurs frustrations ».
Comment protéger la liberté d’opinion et d’information, tout en luttant contre la propagation de fake news, qui peuvent nuire au fonctionnement démocratique ? Comment encourager l’esprit critique ?